Ces dernières années ont fait apparaître l’immense malaise de la psychiatrie, de ses soignants et de ses patients. Du côté des soignants transparaissent la détresse d’une profession délaissée par les pouvoirs publics et la colère d’un secteur souffrant d’un manque flagrant de reconnaissance. En toile de fond se dessine la perte de repères, de sens, voire la dépression.
Il m’a alors paru d’actualité de procéder à un rappel de ce qui fait le propre du travail de soin en psychiatrie.
Travailler en psychiatrie, c’est travailler sur un sujet humain.
Un sujet qui ne soit pas réduit à l’état de simple corps/objet à guérir ou soigner (comme en médecine), voire à modifier ou manipuler (comme en génétique), ou encore à amputer ou greffer (comme en chirurgie). Quand la psychiatrie choisit d’agir sur le corps (médicaments, massages, expression corporelle, …), c’est en tant que le corps est le support, le moyen d’expression ou le contenant de la vie psychique. L’angoisse, la dépression et toutes les autres émotions peuvent en effet s’exprimer dans et par le corps, comme chacun de nous en a déjà fait l’expérience, et ce de diverses manières ; cela va du rougissement propre à la honte, à la « crise de nerfs », en passant par l’ulcère à l ‘estomac.
Le sujet n’est réductible ni à son corps, ni non plus à son être social. L’être social se constitue des liens que le sujet tisse entre lui-même et son entourage (famille, voisinage, milieu de travail, associatif, sportif,…). De ce point de vue, le sujet sera éduqué, formé, enseigné, socialisé, réinséré voire moralisé; il devra devenir autonome, mais peut aussi être assisté. Cette partie de lui-même est l’objet de prédilection des parents, des éducateurs, des enseignants, des services sociaux. Et si jamais il sort du cadre de la loi, il sera confronté à la justice.
Le sujet, et là est le spécifique de la psy, c’est à la fois une subjectivité, une vie psychique et un inconscient.
Subjectivité car chacun appréhende son monde externe (la réalité, les autres) et son monde interne à sa manière propre ; chacun ressent les choses différemment. Mais, surtout, chaque sujet humain ressent des sensations, des sentiments, des émotions, à l’inverse d’un objet.
Une vie psychique parce que chacun pense, réfléchit, raisonne, mais aussi imagine, extrapole, rêve, se projette dans l’avenir.
L’inconscient incarne la part de chacun qui constitue à la fois notre moteur propre, en tant qu’y sont enfouis nos désirs profonds, et ce qui nous échappe puisque nous n’en avons pas conscience. L’inconscient ne nous laisse que des traces ou des indices de son existence dans les lapsus, rêves, actes manqués, mais aussi dans d’autres manifestations plus pathologiques comme par exemple le délire ou l’hallucination. Et pourtant, c’est lui, l’inconscient, qui nous fait littéralement vivre. C’est lui qui nous fait « lever du pied gauche », lui qui fait qu’on ne peut pas s’empêcher de ceci ou cela.
Le patient est donc un sujet, tout comme le soignant. Il n’est pas un autre que l’on puisse objectiver. Ce dont il souffre et qui l’a amené, lui ou son entourage, à faire appel à des soignants en psychiatrie, n’est pas une maladie objectivement identifiable. C’est un mal-être psychique qu’il met en jeu dans sa relation aux autres. C’est une souffrance interne née dans l’histoire de ses relations avec d’autres sujets (sa famille et quelques autres) et remise en jeu dans la relation aux soignants. La psychiatrie, c’est le flou ou, plus exactement, travailler en psychiatrie, c’est accepter le flou de la relation, le flou qu’implique la confrontation et l’implication de soi, sujet soignant (et/ou soi, équipe/institution soignante) à un autre sujet, patient.
Nous sommes bien loin du confort d’une position somatique dans laquelle le patient/corps à soigner se plie avec plus ou moins de bonheur et de réticence à des soins techniques.
Soigner en psy, au contraire, cela « secoue ». On s’y utilise soi-même, sujet soignant, comme outil de soins, dans le transfert et le contre-transfert. On utilise sa personnalité, ses sentiments. On s’y engage personnellement, y compris et surtout avec ce qui nous échappe, notre inconscient, nos désirs, fantasmes et interdits. Dans le transfert, le patient, à son insu, nous identifie à l’image d’une figure, enfouie dans son inconscient, prototype de ses relations infantiles, d’un personnage qui peut être maternant, persécuteur, séducteur,… ou encore materné, persécuté, séduit,… Car la relation se jouant à deux, il faut au moins deux partenaires pour un jeu relationnel.
A son tour, le soignant pratique de même ; cela s’appelle le contre-transfert. Tel patient violent nous rappelle la violence d’un proche de notre enfance ; telle autre portera l’image d’une dangereuse séductrice.
Si travailler en psychiatrie, c’est se servir de sa vie psychique comme outil, il est bien évident qu’un tel dispositif nécessite des garde-fous, sans lesquels la relation, au lieu d’être thérapeutique, se contenterait de reproduire du même, càd en l’occurrence du pathologique, tant pour le patient que pour le soignant. Il nous faudra éviter que le patient répète avec nous les relations pathogènes qu’il instaure habituellement ou, plus exactement, il nous faudra les décoder et les travailler puisque le patient ne pourra s’empêcher de les reproduire. Notre travail consistera à limiter ces agirs pathogènes en les interprètant, en les analysant, en les parlant, autant que faire se peut. Il s’agit de se décaler et, pour ce faire, plusieurs conditions sont requises. Il nous faut du tiers, des personnes tierces, des espaces tiers, des médiations.
Des personnes tierces, ce sont des collègues qui viennent trianguler la relation soignant/malade. Des collègues qui, ne fût-ce que par leur simple présence mais surtout par leur parole, permettent au soignant et au patient de se décaler d’une relation qui peut rapidement devenir pathogène : captivante, fascinante, violente, amoureuse… En psychiatrie, il n’est pas possible de travailler seul.
C’est la raison pour laquelle on y travaille en équipe. Impossible de porter seul la souffrance du patient, de la travailler seul, quel que soit son statut (psychiatre, psychologue, infirmier, …). La diversité des compétences et personnalités du personnel permet au patient d’y projeter plusieurs images, plusieurs facettes de lui-même, et de les travailler ensemble, de les confronter les unes aux autres, à la condition que ceux qui portent ces images puissent s’associer et former pour le patient une image unifiée, à l’image de sa psyché.
L’équipe, l’institution se doivent d’être calmes et rassurantes pour être contenantes, contenantes de la folie, de ses projections, de ses souffrances, de ses violences, au sens où elles puissent s’exprimer, s’y déposer sans nuire ou détruire, et non pas au sens d’interdiction de toute expression. La répression pure et simple n’est qu’une réponse symptomatique et superficielle. Et pour être contenante, l’équipe doit garder sa cohérence interne, tout en laissant s’exprimer les différences individuelles. Chaque membre de l’équipe doit pouvoir s’y appuyer et s’y référer. Un soignant doit pouvoir compter sur ses collègues, son équipe, son institution.
Les espaces tiers sont les lieux où l’on échappe à la confrontation directe. C’est le bureau, lieu d’entretien pour le patient ou de repos, de pause, de distanciation, pour le personnel. Ce sont tous les espaces extérieurs au pavillon, lieux de soins spécifiques éventuellement. Mais c’est surtout pour le patient, tout espace qui ne le confinera pas au lieu unique du pavillon, qui permettra de délimiter un dedans et un dehors, de différencier des espaces (matériels et psychiques), tout espace autre qui donnera au patient la possibilité d’y déposer d’autres parties de lui-même et d’y développer d’autres potentialités. Patients et soignants doivent pouvoir « souffler », faire une pause, se distancier, se séparer pour se retrouver, se différencier.
Les médiations participent de la même logique. La peinture, la musique, la scène, le dessin, le cheval, l’eau, et tant d’autres constituent pour le patient des supports à l’expression, à la projection de soi-même. Au lieu de se projeter sur le soignant, il s’exprime sur/dans/par un support qui lui convienne et qui matérialisera au moins pour partie ce qu’il a à faire passer. Objet transitionnel ou contenant d’une partie de sa vie psychique.
Bien entendu, travailler dans la relation et sur la pathologie mentale rend indispensables des espaces et des temps de parole.
Du temps pour écouter ce que le patient a à nous faire entendre et ce que les collègues en pensent.
Du temps pour parler de soi-même, de ce que l’on ressent, de ce qu’un patient nous fait vivre, de l’angoisse, la peur, la culpabilité, la souffrance, l’agacement, l’ennui,… qu’il nous inspire.
Du temps pour se mettre temporairement à l’écart, pour se décaler, pour souffler avant de se relancer dans la relation avec le patient, avant d’y être à nouveau disponible dans sa tête et dans son cœur.
Du temps pour mettre en mots ce que l’on ressent, les agirs du patient et/ou du soignant, pour l’analyser, pour l’élaborer, pour l’humaniser, puis le restituer au patient. Les êtres humains sont des êtres de langage et de parole et ne se soignent qu’à ce prix.
Du temps pour pouvoir comprendre et se dire que le patient nous attaque dans notre personne, mais que nous sommes avant tout impliqués professionnellement.
Sans ce temps, pas de psychiatrie possible. Et quand les soignants sont constamment dans l’agir sous une forme ou sous une autre (faire des lits, préparer repas et médicaments, déménager d’une chambre à une autre, ouvrir et fermer les portes, remplir des dossiers administratifs, accueillir plusieurs patients sur le même poste,…), ils sont certes dans la gestion ou l’urgence, mais ils ne sont plus dans le soin de la psychiatrie.
En psychiatrie, il est rare que l’on guérisse, mais l’on y soigne toujours. On peut fréquemment faire disparaître ou édulcorer les symptômes d’angoisse et de souffrance, mais là n’est pas le projet fondamental du soin. Il vise à soigner le sujet par-delà ses symptômes, à le prendre en compte comme personne dans son intégralité. Les médicaments peuvent apaiser l’angoisse, soulager la souffrance, faire disparaître délire et hallucinations, réguler l’humeur, mais toujours en surface, et non sans «effets secondaires ». Le malaise persiste de manière plus diffuse, le patient se sent dépouillé de son monde interne, aliéné ou encore, il ne ressent plus de désirs.
Le soin réel, c’est le travail sur et par la relation et la parole. Bien souvent, l’état du patient rend quasi-impossible un travail direct sur son psychisme. A défaut du cadre psychique interne, c’est alors sur le cadre externe qu’on agit, en aménageant des espaces différenciés, parfois contraignants, en favorisant des espaces de vie, de parole et de désir, en suscitant des moments de rencontre et d’échange humanisants.
Le soin en psychiatrie, c’est toujours du moyen terme, c’est souvent du long terme, et c’est parfois à vie. Une affection psychiatrique nécessite d’évidence un traitement intense en période de crise, mais presque toujours un accompagnement du patient au sens de marcher à ses côtés, de veiller sur lui, voire de l’assister. On ne dira jamais assez la finesse nécessaire au soignant pour instaurer à chaque fois la « bonne distance » au gré de l’évolution du patient.
Enfin et surtout, la psychiatrie, c’est un travail ingrat. Ingrat parce que les résultats y sont rarement manifestes et donc rarement gratifiants. On s’y demande souvent si l’on a été utile au patient, si l’on sert bien à quelque chose. On y apprend à rester humble et pas trop ambitieux dans ses objectifs. Non content de devoir se servir de sa personne comme instrument de travail, il faut encore accepter les limites des faibles résultats et la non-reconnaissance sociale de la profession : la psychiatrie serait du vent. Le soignant, à l’image du patient, doit-il se sentir exclu, marginalisé, malade, abandonné ?
On comprend maintenant combien il peut être rassurant de ramener le patient à un objet de soins, corps à médiquer. Combien il est rassurant de le soumettre au questionnaire du dossier de soins, de l’intégrer dans un cadre administratif, certes désaffectivé mais combien désangoissant. Combien en fin de compte, technique et administratif tombent à pic pour supporter cette pénible relation de soin qui offre en elle-même si peu de bénéfices mais tant de désenchantements. Combien technique et administratif se prêtent facilement à l’illusion de pallier l’angoissante incertitude du soin et, combien par-là, ils en viennent à remplacer le soin sous prétexte de le codifier, de le professionnaliser voire de le parfaire.
C’est tout cela, le soin en psychiatrie. C’est tout cela qu’il faut sans cesse rappeler à nos autorités de tutelle, à la population et aux médias. C’est tout cela qu’il nous revient de garder à l’esprit, de faire valoir et reconnaître dans nos luttes d’aujourd’hui et de demain.
P. DU MORTIER, CHS Sevrey (71), mars 2001